Un décret promulgué le 9 mai 2017 par le gouvernement fixe la rémunération minimale d’un photographe pigiste à 60 euros, un montant bien en-dessous des tarifs du marché qui risque de précariser encore un peu plus une profession déjà menacée.
60 euros brut pour cinq heures de travail. C’est le nouveau « Smic » des photographes (soit 9 euros net de l’heure contre 7,58 euros pour le Smic national). Après six ans d’attente, les photographes pigistes (travailleurs non intégrés à une rédaction et produisant à la commande) voient leur rémunération encadrée en instituant un salaire minimal. Il s’agissait de compléter la loi Hadopi de 2009 sur la diffusion et la protection de la création sur Internet – celle-ci statuait qu’il était nécessaire de négocier des accords de branche pour ne pas laisser les éditeurs libres de rémunérer les photographes comme bon leur semble. Faute d’accord entre les syndicats d’éditeurs et de journalistes, c’est donc le ministère de la Culture et de la communication qui a fixé le barème par un décret publié le 9 mai 2017 au Journal officiel, et qui concerne les pigistes photographes, mais aussi les dessinateurs. Et au sein de la profession, la déception est grande.
« Ce montant n’est pas décevant, il est révoltant car il va faire du mal », s’émeut Anne-Charlotte Compan, photographe autodidacte membre du collectif Hans Lucas depuis 2016. Elle collabore avec VSD, L’Étudiant, Polka ou La Croix pour des commandes qui lui sont plutôt payées quelques centaines d’euros la journée. « Les rédactions ont des barèmes de piges à la journée, et toutes celles avec lesquelles j’ai travaillé ont des tarifs corrects. Mais les jeunes qui vont démarrer risquent d’accepter des tarifs inférieurs et de créer un nivellement par le bas », s’inquiète-t-elle. Aux heures décomptées sur le terrain, s’ajoutent toujours deux à trois heures de travail sur les images une fois le reportage terminé.
Pluriactifs et pluriprécaires
Pierre Morel, lui aussi indépendant, fait partie de l’association Divergences Images, une plateforme qui met à la vente la production de 108 photographes. Depuis ses débuts il y a huit ans, il observe une évolution des conditions de travail de sa corporation. « Les tarifs n’ont pas forcément bougé depuis, mais le métier s’est précarisé et la crise économique des médias a obligé les photoreporters à pratiquer la pluriactivité », commente-t-il. Comme Anne-Charlotte Compan, il complète ses revenus tirés du journalisme avec de l’« institutionnel » ou du « corporate », c’est à dire des collaborations avec des entreprises, des ONG, voire des particuliers, pour couvrir des mariages par exemple. « Un certain mois, je vais avoir une pige à 2 000 euros et le suivant seulement 250, détaille Anne-Charlotte Compan. On ne sait jamais ce dont le lendemain sera fait. D’autant qu’il faut payer et assurer nous-mêmes tout notre matériel. Je ne pars jamais bosser avec moins de 4 000 euros sur moi. Si je me fais dégommer mon appareil dans une manif, c’est à mes frais », ajoute la jeune pigiste, qui couvre majoritairement les sujets de société.
Pierre Morel, qui est régulièrement plébiscité par de nombreuses rédactions allant de Libération à Paris Match ou Okapi, sait qu’avec 2 500 à 3 000 euros net par mois, il se situe « dans le haut du panier » : « La moyenne pour les pigistes est plutôt autour de 1 000 à 1 500 euros net par mois. Mais même si je gagne bien ma vie, je peux passer de 7 000 euros à rien du tout d’un mois à l’autre et je suis souvent à découvert, car les piges sont toujours réglées avec au minimum un mois de délai. »
Le photographe parisien de 28 ans s’avoue « fataliste » : « La photographie est devenue une économie de bricolage, l’offre est tellement supérieure à la demande que c’est la jungle. Certains acceptent n’importe quel tarif, on n’ose même pas demander combien on sera payé lorsque l’on nous passe commande. Alors qu’on ne compte pas nos heures. » Pierre Morel ne comprend pas l’intérêt du décret adopté par le gouvernement : « Ils devraient s’attaquer aux éditeurs qui imposent leurs propres règles aux indépendants. Avant de créer de nouvelles mesures, il faut déjà faire respecter la loi à ceux qui ne la respectent pas concernant les délais de paiement, les rémunérations sous forme de droits d’auteur qui sont interdites [le paiement en salaire est la règle, NDLR] ou la réutilisation de nos productions. »
Certains photographes pourraient tout de même accueillir ce nouveau seuil comme une bonne nouvelle : « En région, la presse quotidienne fait appel à des photographes pour une bouchée de pain, souvent moins de 60 euros, nuance Thierry Secretan, ancien rédacteur en chef de l’agence Sygma et aujourd’hui président de la première association du métier, Photographes auteurs journalistes (PAJ), qui compte 130 membres. Ils seront sans doute les seuls à bénéficier de ce décret. »
Un danger pour les agences photos
La loi Hadopi de 2009 précisait que les conditions de réutilisation par les éditeurs des photographies achetées aux pigistes seraient déterminées « par un accord collectif ou individuel ». Pour un certain nombre d’agences de photographes, la détermination de ce barème par décret pourrait être l’élément déclencheur qui permettrait aux éditeurs de réexploiter les œuvres des phototojournalistes. C’est ce que pratique déjà Le Parisien, qui fait depuis peu signer à ses pigistes un document prévoyant que « les productions et photographies puissent être exploitées […] par tous procédés de communication au public existants ou d’une utilisation privée, sur tout support […] pour le monde entier, sans limitation de quantité. »
Selon Florence Braka, directrice générale de la Fédération française des agences de presse (FFAP), cela pose doublement question : « Si un journal achète les images d’un pigiste et en a ensuite les droits pour les revendre comme il le veut, le photographe n’est plus propriétaire de son travail. C’est un problème de droit moral. » Elle y voit également un risque pour la pérennité des agences photo, qu’elle représente au sein de la FFAP. « Si demain les éditeurs se mettent à vendre les images des photographes qui nous les confiaient auparavant pour en tirer des revenus supplémentaires, la survie des agences photo n’est pas assurée. »
Dans certains médias comme Libération, on se positionne « farouchement contre la syndication », cette pratique qui consiste à revendre les photos des pigistes. « C’est la mort des agences et des photographes indépendants, assure Lionel Charrier, chef du service photo du quotidien. Dire que la profession est en danger, ce ne sont pas des mots en l’air. » Libération a réhaussé depuis quelques années le prix de ses piges photo : « Nous étions parmi ceux qui payaient le moins bien, nous avons augmenté nos tarifs de 20 % pour arriver à 156 euros la commande pour une journée, avec un supplément de 46 euros pour le travail d’édition », détaille Lionel Charrier. Lorsqu’une image est réutilisée a posteriori dans le journal papier (une « repasse »), le photographe pigiste se voit verser 55 % du prix d’achat initial.
Une profession mal représentée
L’instauration d’un salaire de pige minimal incitera-t-elle, comme le craignent certains photographes, les éditeurs à baisser leurs tarifs ? « Nous n’avons aucune raison de suivre, promet pour sa part Lionel Charrier, chef du service photo de Libération, nous sommes presque un journal de photographes, ce serait dégradant de s’aligner là-dessus. Je suis assez contre cette idée de salaire minimal car le secteur est fragile et la notion de gratuité de plus en plus importante. La réponse n’est pas un salaire minimal qui pourrait devenir un salaire de base. » Le chef de la photo de Libération loue « une bonne intention » qui aura « des effets inverses ». « Le problème, c’est que les photographes ont du mal à se fédérer et sont mal représentés : le Syndicat national des journalistes [SNJ, NDLR.], qui a perdu la bataille dans les négociations autour de ce décret, ne compte que 29 photographes parmi les 761 qui ont la carte de presse [un chiffre réfuté par le SNJ, mais qui n’en avance pas d’autre, NDLR]. Sa représentativité est très limitée. »
Un sentiment que partage Thierry Secretan, le président de la PAJ. Il a pour projet de transformer l’association en syndicat pour davantage peser dans les négociations futures. « Le SNJ dit nous défendre alors qu’il nous poignarde dans le dos tous les matins en signant des accords avec les rédactions pour former les rédacteurs à la photo », accuse-t-il. Selon le photographe et cinéaste, la responsabilité autour du décret est double : « Le gouvernement a proposé en septembre 2013 et seulement aux éditeurs un barème de salaire à peu près trois fois supérieur à celui de 60 euros, et décliné selon la taille de la photo ou le tirage du journal en question. Les éditeurs l’ont ratiboisé avant même qu’on en ait eu connaissance. Le ministère a ensuite édité un « code de bonnes pratiques professionnelles » prévoyant la mise en place d’un comité de suivi. C’était le lieu idéal pour négocier un accord et éviter un décret. Le code a été promulgué par les syndicats d’éditeurs, trois syndicats d’agences de presse et PAJ mais le SNJ n’a pas voulu signer . À partir de là, le gouvernement a rédigé son décret sans qu’il n’y ait négociation. »
Au SNJ, on avance que le comité de suivi n’était « pas du tout le lieu » pour négocier ces accords et on renvoie la faute sur « les patrons », c’est-à-dire les éditeurs de presse. « Nous avons demandé la mise en place d’une commission mixte paritaire pour discuter du barème, précise Claude Cécile, secrétaire général du syndicat. Le gouvernement a refusé pour aller dans le sens des éditeurs. Des réunions ont eu lieu au ministère mais nous avons été mis devant le fait accompli. Aujourd’hui, nous réfléchissons à des actions publiques et juridiques pour poursuivre la lutte. » Malgré l’absence du SNJ, le comité de suivi se poursuit afin d’aborder les autres problématiques qui émaillent la vie professionnelle des photographes. Et notamment, une problèmatique très technique, mais importante : le respect par les éditeurs Web des métadonnées, qui contiennent les informations numériques associées aux images. De quoi éviter qu’une photo puisse se balader sans le nom de son auteur.
Source : Le montant du salaire minimum des photographes sème le trouble dans la profession